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Croyant reconnaître le visage de l’assaillant de Cindy, Yannick s’était précipité dans les laboratoires où il était sûr de trouver Vincent. Il lui demanda de faire jouer lui aussi la bande de l’incendie sur son ordinateur et se planta derrière lui.
— Arrête l’image sur cet homme et fais un gros plan, exigea le professeur.
Cédric venait justement d’arriver derrière eux. Il observa lui aussi le visage maléfique de l’homme en noir.
— Qui est-ce ? voulut-il savoir.
— On l’appelle Seth, l’informa Yannick. C’est un des tueurs les plus cruels à la solde d’Armillus. S’il est au Québec, alors nous avons de sérieux problèmes.
— Explique-toi.
— Cet homme, si c’en est un, est le garde du corps de l’Antéchrist.
— Donc, s’il est chez nous, ça veut dire que son patron n’est pas très loin derrière, comprit Vincent.
Les trois hommes s’observèrent en silence un instant, prenant conscience de la gravité de la situation.
— Pourrait-il avoir été chargé d’une mission spéciale ou envoyé pour préparer le terrain ? se demanda tout haut Cédric.
— Si vous voulez mon avis, on dirait plutôt qu’on lui a demandé de tuer Cindy, rétorqua Vincent.
Ce dernier fit un gros plan du poignard que tenait Seth à la main.
— Tu peux l’imprimer ? le pria Yannick.
— Bien sûr.
— Tu reconnais cette arme ? fit Cédric, intéressé.
— Je crois bien, oui. Et si ma mémoire est bonne, elle a au moins deux mille ans.
— Comme les messages ? s’étonna Vincent.
Yannick hocha doucement la tête.
— Est-ce qu’on aurait affaire à des voyageurs du temps ? suggéra le savant.
— Ne nous emportons pas, les avertit Cédric. Je vais d’abord mettre Cindy en sécurité, puis j’alerterai toute l’organisation. Si l’Antéchrist, peu importe qui il est, a mis le pied chez nous, il faut l’arrêter avant qu’il enclenche la série d’événements prédits par les prophètes.
— Ils retrouveront Cindy peu importe où vous la logerez, le prévint Vincent. Ils viennent de nous le prouver.
— Ils ne viendront pas chez moi, assura Yannick.
— C’est une terrible responsabilité, le mit en garde Cédric.
— Depuis quand ai-je peur de ça ?
— Et puis, c’est moi qui ai installé les systèmes de sécurité chez lui, ajouta Vincent. Personne ne peut entrer ou même s’approcher de son loft.
Cédric garda le silence, ce qui signifiait qu’il considérait sérieusement cette proposition.
Dans le bureau de Cédric, Cindy avait commencé à se détendre. Océane ramassa la feuille que son patron avait laissée sur la table de travail. Elle vit qu’il s’agissait d’un portrait-robot de l’insaisissable O.
— J’aimerais tellement savoir qui il est, soupira Cindy.
— Et moi donc ! C’est exactement le genre d’homme que j’aime.
Cindy leva un regard sceptique vers son aînée.
— Tu ne trouves pas qu’il serait à sa place dans ma famille ? se moqua Océane. Ma tante arrêterait de dire à tout le monde que j’ai épousé l’homme invisible.
La recrue éclata de rire au moment où Cédric et Yannick passaient la porte.
— Pouvez-vous nous dire maintenant ce qui était si urgent ? les pressa Océane.
— Yannick a reconnu l’homme qui tente de s’en prendre à Cindy.
— C’est réconfortant, le remercia la jeune recrue.
— En fait, non, soupira Yannick.
— Il s’agit d’un assassin à la solde de l’Antéchrist, expliqua Cédric. Et habituellement, il ne le quitte pas d’une semelle.
Les visages des deux femmes s’assombrirent, car elles comprenaient exactement ce que cela signifiait pour l’ANGE.
— Puisque cet homme a des moyens surnaturels de traquer ses victimes, nous avons pensé à un endroit où il ne pourra pas te retrouver, dit Cédric.
— Chez ma tante ? plaisanta Océane.
Elle arracha même un sourire à Cédric.
— Nous avons pensé au loft de Yannick, précisa-t-il.
— Oh non ! protesta Cindy. Je ne veux pas mettre sa vie en péril.
— Il n’y a aucun danger, la rassura Océane. Yannick habite dans un ancien bunker des Hells Angels.
Cindy était encore plus décontenancée.
— C’est une métaphore, intervint Cédric. Yannick habite l’endroit le plus sûr que nous possédons, à part le quartier général, évidemment.
— Nous attendrons la nuit avant d’y aller, ajouta Yannick.
Cédric leur demanda aussi d’utiliser les transports spéciaux.
— On ne nous a jamais parlé de ces transports à Alert Bay, avoua Cindy, confuse. Qu’est-ce que c’est ?
— On vous enferme dans des barils et on vous roule jusqu’à destination, affirma Océane le plus sérieusement du monde.
Cindy ouvrit de grands yeux ronds.
— Ce sont des voitures anodines que personne ne remarque, rectifia Cédric pour la tranquilliser.
— On utilise généralement la marque et la couleur les plus populaires de l’année, lui apprit Yannick. Elles sont donc très difficiles à repérer dans une ville.
— Je vois, lâcha Cindy en décochant un regard aigu à Océane. Est-ce que je pourrais faire un brin de toilette avant de partir ?
Cédric fit appeler Corinne Odessa, une spécialiste de la protection des personnages publics. Cette femme à la peau d’ébène, plus grande que les deux hommes, vint tout de suite chercher Cindy. Malgré sa stature imposante et ses vêtements impeccables, il y avait dans ses yeux une grande douceur. Cela rassura la jeune agente qui la suivit volontiers. Dès qu’elle les eut quittés, Océane posa sur son chef un regard amusé.
— Au moins, elle n’a pas fait sauter l’aéroport, lança-t-elle en riant.
— Tous nos agents devraient avoir ton sens de l’humour, commenta Yannick.
— Ce ne serait pas une bonne idée, raisonna Cédric.
— Est-ce que je peux rentrer chez moi, maintenant ? s’enquit Océane. Ou as-tu besoin de moi pour faire des recherches ?
— Théoriquement, tu es affectée aux Faux prophètes, mais ce ne serait pas une mauvaise idée que tu fasses un saut aux Menaces internationales pour faire émettre un avis de recherche pour Seth.
— Vous êtes bien sûrs que c’est lui ?
— Il est impossible d’oublier le visage de l’homme qui a abattu six de nos agents en une seule nuit, s’assombrit Yannick.
Océane accepta donc cette tâche et laissa les deux hommes en tête à tête. Le professeur baissa les yeux vers la photo du poignard que lui avait remise Vincent.
— Il est plutôt difficile de garder la tête froide dans cette histoire qui se joue entre ce siècle et celui du Prophète, souligna Cédric.
— Ta compréhension de l’histoire ne cessera donc jamais de m’étonner, apprécia Yannick.
— Il n’y a pas que toi qui aimes se plonger dans les vieux bouquins.
— J’ai bien hâte de rentrer chez moi et de fouiller ma bibliothèque.
— En attendant, malgré ton aversion pour les ordinateurs, va donc voir si Vincent pourrait t’aider à trouver quelque chose tout de suite.
« Pourquoi pas ? » se dit Yannick.
Lorsqu’il entra dans les laboratoires, Vincent McLeod tapait allègrement sur son clavier. Il s’interrompit net, une information semblant retenir son attention.
— Mon savant préféré aurait-il un peu de temps à me consacrer ?
— Combien de fois devrai-je te demander de ne pas m’appeler ainsi ?
— Je n’en sais rien. Au moins, tu sais que c’est moi qui viens de te surprendre.
Yannick s’arrêta derrière Vincent.
— Cédric pense que ce serait une bonne idée de faire une recherche informatique sur le poignard en attendant que je puisse procéder à ma façon.
— C’est ce que j’avais l’intention de faire, mais j’ai d’abord jeté un coup d’œil à mon programme de détection de trucs inhabituels et j’ai trouvé quelque chose d’intéressant.
— Dans ton cas, ce peut être un millier de choses, le taquina Yannick.
— C’est le rapport d’autopsie d’Éros.
Yannick releva un sourcil.
— Ils ont trouvé des anomalies dans son sang, continua Vincent. Ils ne savent évidemment pas ce que c’est, mais, moi, j’ai vu ce genre d’irrégularités ailleurs.
— J’ignorais que tu te passionnais pour la médecine légale.
— Je ne m’y intéresse que lorsqu’elle appuie mes théories.
— Éros est un reptilien ? ricana Yannick.
— Regarde toi-même.
Vincent fit apparaître deux documents côte à côte sur l’écran. Dans l’autopsie, il mit en surbrillance le paragraphe sur l’analyse de sang. Dans le rapport sur les reptiliens, il fit ressortir le paragraphe intitulé « Anatomie ».
— Ça pourrait expliquer pourquoi il en sait autant.
— Tu m’as pourtant dit que tes reptiliens vivaient sous nos pieds.
— En théorie, mais nous sommes en train d’empoisonner leur habitat, expliqua Vincent en prenant des airs d’environnementaliste. Sans parler des essais nucléaires que nous avons effectués sous la terre. Ce sont des caméléons qui sont capables de prendre une forme humaine, alors ils tentent leur chance dans notre habitat à nous.
Yannick demeura songeur un moment.
— Mais tu n’es pas venu pour m’entendre parler de mes convictions, se rappela Vincent en voyant sa mine déconcertée.
— Mentionne tout de même ta trouvaille à Cédric, lui conseilla le professeur d’histoire. Elle pourrait peut-être nous servir plus tard.
Vincent se remit à pianoter et fit venir sur l’écran d’innombrables dessins d’armes blanches. Ses yeux parcoururent rapidement les résultats. Derrière lui, Yannick étudiait aussi les artéfacts.
— Tout ce que je peux te dire, c’est que la dague de Seth ressemble beaucoup aux poignards romains d’autrefois, mais ses motifs ne correspondent à rien de ce que je vois ici. C’est à toi de jouer, Yannick.
Le professeur d’histoire savait bien que tout n’était pas encore consigné sur Internet, surtout le savoir caché des Anciens. Il attendit patiemment que Corinne Odessa soit prête à le conduire chez lui avec sa nouvelle locataire.
Le garde du corps les fit monter dans une voiture gris sombre qu’elle conduisit elle-même. Après d’innombrables détours, elle fit descendre ses passagers dans une rue déserte du Vieux-Montréal. Le poing fermé, Corinne et Yannick se touchèrent mutuellement les jointures de leur main droite en se regardant dans les yeux. Puis le doyen passa le bras autour des épaules de Cindy pour l’emmener sur le trottoir.
— Tu habites cette rue ? l’interrogea la jeune fille.
— Non. Je ne descends jamais devant chez moi. En fait, je ne descends jamais au même endroit.
Il l’entraîna dans une ruelle étroite. Cindy était particulièrement inquiète, mais décida de faire confiance au vétéran. Après avoir soigneusement inspecté la rue où il demeurait, Yannick ouvrit la porte massive de l’immeuble et laissa entrer sa protégée. Ils montèrent quelques marches, puis il inséra une énorme clé dans une serrure circulaire. La porte glissa d’elle-même.
En mettant le pied chez lui, le professeur se plaça devant le panneau de contrôle sur sa gauche.
— BONSOIR, MONSIEUR JEFFREY, fit une voix électronique beaucoup plus sexy que celles du bureau de Cédric Orléans et de l’ascenseur du quartier général.
Bien qu’elle fût habituée aux interventions de ce type d’intelligence artificielle, Cindy sursauta.
— VOUS N'AVEZ AUCUN MESSAGE ET LE PERIMETRE EST SECURISE. QUI EST VOTRE INVITEE ?
— C’est Cindy Bloom, notre dernière recrue.
— SOYEZ LA BIENVENUE, MADAME BLOOM.
— C’est mademoiselle, corrigea Cindy.
— MILLE PARDONS.
— Fermez les volets et donnez-nous un peu de lumière, je vous prie, demanda Yannick.
Les volets d’acier grincèrent en pivotant sur leurs gonds et un éclairage tamisé envahit graduellement le loft.
— Bienvenue chez moi ! s’exclama Yannick avec un large sourire.
La jeune agente fut tellement impressionnée par l’immense pièce rectangulaire qu’elle demeura bouche bée. À sa gauche s’alignaient les appareils ménagers, entrecoupés de comptoirs. Au-dessus de ceux-ci, les volets cachaient les hautes fenêtres. Tout au fond, devant elle, il y avait un grand lit de style médiéval en fer forgé, une douche en plexiglas, des toilettes et quelques miroirs. Plusieurs tableaux agrémentaient ce mur, représentant différentes époques de l’histoire de l’humanité. À la droite de Cindy, une énorme bibliothèque couvrait tout le mur avec, au centre, un grand bureau chargé d’appareils électroniques. Au centre du loft, comme un îlot, plusieurs fauteuils, un sofa et une table à café étaient regroupés.
— Mon antre n’offre pas beaucoup d’intimité, je le crains, mais c’est l’endroit le plus secret de la planète, expliqua Yannick.
— Où se trouve l’ordinateur qui nous parle ?
Il pointa l’index vers le plafond. Cindy leva prudemment les yeux. Une sphère, de la taille d’une boule de quille, pendait au bout d’un bras mécanique. Elle ressemblait beaucoup à un œil.
— Est-ce qu’on nous donne ce type d’appartement après quelques années de service ? lança-t-elle.
— Non, répondit Yannick en réprimant un sourire. Ça n’a rien à voir avec l’ancienneté. Disons que l’ANGE voulait protéger son investissement. Mes livres valent plus d’un million de dollars.
— Si je m’achète des livres, on fera la même chose pour moi ?
— Tu passes trop de temps avec Océane, s’amusa le professeur. Tu commences à faire le même genre de commentaires qu’elle.
Il marcha jusqu’au réfrigérateur. L’œil du plafond le suivit, puis revint sur Cindy.
— Ne reste pas plantée là, fais comme chez toi, l’invita Yannick.
— Chez moi, ça n’a jamais ressemblé à cet endroit.
— Alors, commence par t’asseoir.
Cindy prit place dans un fauteuil. Ses yeux furent tout de suite attirés par l’ouvrage que son collègue avait laissé sur la table à café. Il n’y avait rien d’écrit sur sa couverture visiblement très ancienne, Elle le cueillit avec précaution et le feuilleta, sans comprendre la langue dans laquelle il était écrit. Yannick ouvrit le réfrigérateur et vit qu’il était vide.
— Qu’aimerais-tu boire ? demanda-t-il en refermant la porte.
— Un thé glacé, s’il te plaît.
Yannick ouvrit de nouveau la porte. L’appareil ménager contenait maintenant des bouteilles de thé glacé et d’eau de source. Il en prit une de chacune et revint vers Cindy. Elle accepta le breuvage avec plaisir. Yannick alla s’asseoir devant elle.
— Pourquoi es-tu nerveuse ? voulut-il savoir.
— Je ne voudrais pas faire sauter un si bel appartement…
— Ça ne risque pas d’arriver. Allez, détends-toi. Personne ne t’atteindra ici.
Elle décapsula sa bouteille et avala une gorgée, qui sembla lui faire le plus grand bien.
— Ça va mieux, maintenant ? l’encouragea Yannick.
— Un peu… Qu’as-tu mis dans ce thé ?
— Rien de spécial, répondit-il avec un sourire mystérieux.
— En quelle langue est ce bouquin ? s’informa-t-elle, curieuse.
— En araméen. Je lis et je parle plusieurs langues. Cette nuit, tu dormiras dans mon lit. Je prendrai le sofa.
— Mais c’est chez toi, protesta-t-elle.
— Je prends le sofa parce qu’il est plus confortable, se moqua-t-il.
Cindy se surprit à penser que c’était lui qui ressemblait à Océane, pas elle.